De la Poussière et des Hommes

[Ce texte est une fiction basée sur des éléments concrets du noyau commun de la culture aborigène et de la réalité historique. Par respect pour les peuples aborigènes, les noms ainsi que les faits décrits demeurent fictifs bien qu’envisageables.]

Le néant, une absence, un vide profond… Un monde immatériel, un monde spirituel, un monde « d’avant » : le temps du rêve. Du chaos vinrent les ancêtres, animaux, plantes ou Hommes, ils tracèrent leurs chemins, leurs rêves. Puis les transmirent aux tribus, à ma tribu, au sein de laquelle les anciens nous remémorent ces temps passés. Ils chantent sous la lune, devant ce mur immense repeint mille fois. Oui, mille fois, c’est ce que mon grand-père me disait toujours en me montrant les innombrables couches d’ocres dissimulées sous les dernières peintures.

Mille fois, au moins, et probablement bien plus. Le peuple aborigène est l’un des plus vieux au monde, leurs ancêtres parcouraient déjà l’île continent il y a plus de 65 000 ans et les datations des abris aux murs peints indiquent que des Hommes vivaient ici, au cœur du Territoire du Nord, il y a au moins 20 000 ans. Ces peintures rupestres sont un véritable livre ouvert sur la culture aborigène. Elles représentent l’unique support physique (hormis quelques rares objets) des croyances, lois et traditions propres à chaque tribu.

Mon nom de peau est Tjankarr. C’est le même que celui de mon grand-père et j’en suis très fier. Mais pour l’heure, mon clan m’appelle Tjangala. J’attends la fin du deuil pour reprendre mon nom. Oui, mon grand-père est mort, je suis attristé mais j’ai surtout peur. Peur qu’il ne m’ait pas tout dit, pas tout appris. Je connais pourtant les chants, le rêve du crocodile des billabongs, celui des brolgas apportant la pluie, le grand serpent arc-en-ciel n’a-t-il pas ensemencé la Terre de toute forme de vie ?

La transmission culturelle constitue aujourd’hui un défi majeur pour le peuple aborigène. L’absence d’écrit implique que mythes et traditions ne soient transmis qu’à l’oral d’une génération à une autre. Or, cette transmission se perd petit à petit et la culture aborigène avec elle.

Mon peuple a toujours noué des liens très forts avec le monde qui nous entoure. Tout est lié, le baobab et le possum, la grenouille et le criquet, l’Homme et la Terre. Nous sommes les gardiens de cette terre, nous lui appartenons. Depuis quelques années, des Hommes blancs ont débarqué ici. Ils sont couverts de tissus, portent d’étranges chapeaux et font sortir du sol d’immenses constructions, plus hautes que la plus haute de toutes les termitières. Mon grand-père me disait toujours de me méfier de ces Hommes blancs. « Ils ne sont pas nos semblables », disait-il.

C’est au début du 19ème siècle que les premiers colons britanniques débarquent sur les côtes du Territoire du Nord. Cette colonisation, comme souvent, est marquée par la totale incompréhension des différentes populations. D’un côté les européens convaincus de venir accomplir une mission divine, d’apporter la « civilisation » dans des contrées « sauvages » et reculées. De l’autre, des populations indigènes à la fois fascinées et terrifiées par l’exubérance d’un peuple venu de loin et aux mœurs si différentes. Et comme toujours de l’incompréhension naît la peur, de la peur la haine puis la violence.

Je ne sais plus tellement qui écouter en ces temps troublés. Mon cœur me dit d’écouter la voix des ancêtres et de me tenir à l’écart de ces nouveaux venus. Ma tête en revanche ne peut repousser éternellement cette curiosité qui me pousse, insensiblement, à revenir sans cesse observer les blancs et leur drôle de vie. Je m’inquiète tout de même de les voir toujours plus avant dans les terres. Il y a quelques semaines, ils sont venus chercher quatre jeunes hommes de la tribu voisine. Ils leur ont fait comprendre que leur père les attendaient à « la ville ». Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais ils ne sont toujours pas revenus.

La colonisation du Territoire du Nord s’est accompagnée d’une impressionnante vague d’esclavagisme. Les conditions de vie rendues éprouvantes par la chaleur, l’humidité et les insectes mettent à rude épreuve les premiers colons. Devant le manque d’enthousiasme des travailleurs européens, fermiers et mineurs se tournent vers la facilité et commencent à utiliser des esclaves issus des prisons. Toute raison est bonne pour envoyer les aborigènes croupir au fond d’une geôle : vol de bétail, menaces physiques envers un blanc, ou tout simplement délit d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Devant de tels agissements, les peuples aborigènes entrent en résistance, la cohabitation devient alors officiellement impossible.

Depuis trois jours, des familles venues de l’Ouest traversent notre territoire. Ils nous ont expliqué que là-bas, les blancs les ont chassés, comme des animaux. Ceux qui ont résisté ont été tués. Ils ont nulle part où aller et fuient vers la Terre d’Arnhem où ils espèrent retrouver des proches. « Les blancs ont volé la Terre », ont-ils dit.

L’appartenance à la Terre est un concept important de la culture aborigène. Les racines d’une famille remontent à plusieurs dizaines de générations et les traditions locales sont des plus sacrées. L’ignorance et la violation de cette culture si forte entrainent inévitablement des montées de violence, et, partout à travers l’Australie, les colons se heurtent de manière systématique à un rejet de la part des peuples indigènes. La violence entrainant la violence, les colons européens entreprennent un véritable génocide, en l’espace d’une centaine d’années, 90% de la population aborigène est exterminée. Entre 1910 et 1970, dans un élan de « dés-ensauvagement » brutal, des milliers d’enfants aborigènes (entre un dixième et un tiers des enfants) sont enlevés à leurs familles pour être élevés « à l’européenne ». Le traumatisme est sans précédent pour ces enfants sans identité, sans souvenir, sans passé. Ils appartiennent aux générations volées. C’est un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’Australie qui fait toujours débat aujourd’hui. C’est pourquoi, malheureusement, il est souvent passé sous silence, y compris dans les musées relatant l’histoire du pays.

En 2008, le premier ministre australien Kevin Rudd, a présenté des excuses officielles au peuple aborigène pour les atrocités commises lors de la colonisation. L’acte symbolique fait suite à un accord signé en 1992 sur la propriété foncière ancestrale du peuple aborigène. Des aides financières sont débloquées pour assurer l’intégration des aborigènes dans un société australienne en pleine expansion.

Malgré une volonté de réduire le fossé qui sépare les blancs australiens des aborigènes, ce système d’aide financière systématique contribue au développement d’une économie factice et destructrice pour le peuple aborigène. L’alcool, la criminalité, l’accès aux soins réduit et le total manque d’acceptation de la part des blancs australiens contribuent à l’effondrement progressif de la culture aborigène.

Toutefois, l’espoir demeure, notamment à travers les arts. La peinture aborigène est aujourd’hui une forme d’art moderne très recherchée et les instruments de musique traditionnels comme le didgeridoo connaissent un engouement certain.

Cet avenir artistique n’est malheureusement pas accessible à tous et une grande majorité de la population aborigène vit toujours dans des conditions désastreuses.

Je ne veux pas fuir, je ne veux me battre non plus… Je veux croire que les beaux jours reviendront, que nous pourrons à nouveau être libres et fiers sur nos terres. C’est ce que je raconte à mes enfants devant ma peinture. J’espère que ce n’est pas la dernière…

Un commentaire sur “De la Poussière et des Hommes

  1. Très bonne idée d’alterner récit et commentaires, on reste presque sur sa faim tant le texte est prenant, j’aime beaucoup la photo de la dame qui peint.

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