Tribulations Sauvages aux Quatre Coins du Monde
« Gungarri » est un mot tiré du Gathang, la langue commune la plus usitée par un peuple indigène de la Nouvelle-Galles-du-Sud, les Worimis. Bien qu’aujourd’hui les descendants du peuple Worimi parlent l’anglais, certains mots ou concepts traversent les âges. « Gungarri » fait partie de ces mots ; il évoque la chauve-souris, notamment les grandes chauves-souris diurnes aussi appelées renards volants ou roussettes.
Du coup, gungarri, chauve-souris, renard volant ou roussette ? Tout cela à la fois en fin de compte. Pour nous faciliter la tâche, nous n’aborderons ici qu’une seule espèce, la roussette à tête grise, l’espèce endémique de roussette la plus répandue sur le continent australien.
Notre rencontre avec ce mammifère volant fût des plus improbable. En partie frugivores, les roussettes savent tirer profit des vergers et autres plantations dans lesquels la nourriture abonde. Nous étions cependant loin d’imaginer qu’elles joueraient leur vie pour se délecter de quelques baies de raisin ; pourtant, c’est bien dans un vignoble que le premier contact avec ces peluches bruyantes eût lieu.
Ce tête-à-tête (en bas) n’avait pourtant rien de très engageant : emberlificotées dans les mailles des filets de protection posés sur les vignes, effrayées et acculées, elles se débattaient comme de vrais petits diables. Peu coopératives à nos tentatives de sauvetage, certaines ont manqué de peu de nous transpercer les doigts de leurs canines effilées ; nos gants garderont un souvenir piquant de cette rencontre ! De même que nos oreilles, dans lesquelles résonnent toujours les cris stridents d’une gungarri en colère.
La plupart des sauvetages ont été fructueux. Malheureusement, pour quelques gourmandes coincées depuis trop longtemps ou blessées trop gravement, leur appétit irraisonné pour le sucre leur a coûté la vie. Les filets ne représentent pas la seule menace pour la roussette à tête grise. Bien qu’activement protégée, l’espèce subit toujours la superstition des Hommes et reste perçue comme une nuisance. D’après l’IUCN, la « vulnérable » roussette à tête grise a subi une diminution de plus de 30% de ses effectifs, nombre qui ne cesse d’augmenter malgré les efforts d’associations de protection de la nature ou de l’action de quelques passionnés.
L’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des événements climatiques extrêmes ne fait qu’aggraver la situation. A première vue pourtant, la roussette ne semble pas si vulnérable, et c’est à travers la côte Est australienne que nous nous sommes mis en quête de leurs dortoirs. La stratégie est simple : suivez les cris et l’odeur, elles ne devraient pas être loin ! De petits « camps » de quelques dizaines d’individus à d’immenses colonies de milliers de têtes, elles passent la journée entassées à la cime de arbres, hors de portée de prédateurs.
Ce n’est qu’à la tombée de la nuit que ces mignonnes boules de poils se transforment en véritables monstres volants assoiffés de fruits. Pendant une vingtaine de minutes, le ciel s’obscurcit de milliers d’ailes aussi appelées patagiums. Dans un brouhaha de cris stridents et de bousculades aériennes, elles quittent le refuge de la forêt pour aller se nourrir, loin des regards indiscrets.
Elles ne reviendront qu’au petit matin repues, mais toujours aussi bruyantes.
Au cours du mois d’avril, nous nous sommes rendus à Port Macquarie. Cette petite bourgade côtière a de quoi nous séduire : elle abrite deux fois plus de roussettes que d’habitants ! Les quelques 80 000 individus se rassemblent en masse dans la réserve naturelle de Kooloonbung Creek.
Et, coïncidence chanceuse, c’est précisément à cette période que les roussettes se reproduisent. Les « camps » deviennent alors des plus bruyants, une cacophonie de cris et de battements d’ailes s’élève en tous sens. Les mâles dominants tentent vainement de contrôler un petit groupe de femelles, généralement sans grand succès… Difficile d’asseoir son règne pendu par les pattes arrières !
Nous voilà donc tête en l’air, ne sachant plus où donner de l’objectif, à l’affût de la moindre échauffourée entre un malheureux prétendant et sa promise.
Mais en s’attardant un peu, on s’aperçoit vite que les combats ne sont pas légion dans la colonie… Bon nombre d’individus optent pour un rapprochement plus doux, et n’hésitent pas à entamer des préliminaires bien sentis au vu et au su de tous.
Au diable les conventions sociales : chez la roussette, le sexe oral permet d’éviter les maladies sexuellement transmissibles et augmente la durée de la copulation, ce qui favorise la fécondation. Toutefois, si la tendresse est de mise avant (et après) l’acte, l’accouplement est tout sauf délicat, le mâle saute sur la femelle et lui mord la nuque tout en essayant de rester agrippé à la branche, un véritable pugilat sous le regard nullement incommodé des voisins.
Deux mois plus tard, un petit viendra au monde. Durant les premières semaines de sa vie il restera accroché au ventre de sa mère puis, prendra peu à peu son envol. Il rejoindra alors un autre camp ou restera au sein de celui qui l’a vu naître, à faire lever en l’air, le nez des curieux. Nous ne pouvons espérer un meilleur avenir pour ces petits renards volants, que les gungarris puissent encore poser sur nous leurs grands yeux ronds mais toujours la tête en bas.